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Grindadráp : une mer rouge sang

Aux Îles Féroé, la chasse au dauphin comme ciment social | Vestmanna, 14 Juin et 9 Septembre 2023

Alix Anger Valognes | Publié le 09/09/2023 à 15h00.

Alors que cet été, l’Islande suspend la chasse à la baleine sous couvert de protection du bien-être animal, le Grindadráp, une pratique similaire présente aux Îles Féroé, fait toujours autant réagir. La majorité des européens y voient un acte cruel, barbare et sans raison valable étant donné qu’elle ne constitue en effet plus un moyen de subsistance. Cependant, la sur-médiatisation de la chasse a entraîné de la part des féroïens une surprenante cohésion pour maintenir ce qu’ils considèrent comme une tradition faisant partie intégrante de leur société.

Un chasseur, couteau à la main, quelques minutes après le début du Grindadráp. Copyright 2023 Alix Anger Valognes

Harpon à la main, le regard rivé sur la proie

14 Juin, Vestmanna

 

Les eaux du Vestmannasund seront rouges de sang aujourd'hui. Alors que je déambule dans le village de pêche, une agitation se fait sentir du côté du port. Un féroïen me salue, nous commençons une discussion banale, puis il me dit :

« Venez sur la plage dans une heure, il y aura une chasse au dauphin !

- Le Grindadráp ?

- Oui exactement, le Grindadráp ! ».

Une sorte d’excitation étrange me saisit. Il est si rare de pouvoir assister à l’exercice de cette tradition amenée par les vikings il y a plus de mille ans. Alors, comme tous les habitants de Vestmanna, je patiente sur la fine plage de sable noir, attendant l’arrivée des cétacés.

 

Soudain, il apparaissent du nord-ouest. Les discussions cessent brusquement. Tout le monde se lève, se rapproche de l’eau, prêt à sortir le couteau de son fourreau, harpon à la main, le regard rivé sur les animaux qui nagent vers leur fin. Puis, une fois les proies assez près, ils se jettent tous dessus. Tout est brouillé par les remous de l’eau. De premières effusions de sang viennent teindre l’écume jusque-là si blanche et éclabousser le visage des chasseurs. Certains sont encore enfants, et pourtant aucun ne faiblit, malgré la force des cétacés.

D’abord, un harpon est planté dans leur cou, puis un autre chasseur lui tranche une partie de la tête. L’eau devient rouge. La chaleur qui s’échappe du corps des proies est visibles par quelques émanations de vapeur. Mais personne ne pleure, bien au contraire. C’est un moment de joie, de cohésion et de partage. Les féroïens donnent toute la force de leur corps et travaillent ensemble. Une fois l’animal égorgé, il faut le ramener sur la berge à l’aide d’un crochet attaché au bout d’une corde. La plupart du temps, la force de plusieurs hommes est nécessaire.

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Juste après le harponnage, un autre chasseur commence à trancher la tête du dauphin. Copyright 2023 Alix Anger Valognes

Trois féroïens s'organisent pour amarrer les dauphins aux embarcations. Copyright 2023 Alix Anger Valognes

« Sans Grindadráp, pas de Féroé »

Nous discutons de l’évènement avec la famille de l’habitant qui nous a mis au courant. Elle vit juste en face de la plage.

« Combien de dauphins ont été chassés selon vous ?

- Les derniers chiffres sont de 250. C’est une bonne chasse !

- Ça arrive souvent à Vestmanna ?

- Pas du tout ! D’habitude, c’est plutôt à Vagar que le Grindadráp a lieu. Vous avez été vraiment chanceux. La dernière a eu lieu en 2018. En plus avec ce temps ! C’est vraiment inhabituel.

- C’est une tradition importante pour vous ?

- Complètement. Je veux dire, sans cette chasse, il n’y aurait eu personne sur les îles Féroé. Ça a longtemps été un moyen de subsistance. C’est vrai qu’aujourd’hui, nous pourrions nous en passer. Mais ça fait partie de l’identité de notre pays. Nous ne gaspillons rien, tout sera mangé. Regardez, là les pêcheurs les ramènent de l’autre côté du port pour les partager entre tous les habitants du village. Nous en mangerons une partie fraîche, et sécherons le reste pour le conserver. De cette façon, on en mange toute l’année. Si vous voulez, venez demain soir à la maison, nous en mangerons ensemble ! »

 

Plusieurs raison amènent les Féroïens à être si fiers de cette tradition si controversée. L’un des premiers arguments souvent évoqués est la subsistance. Le Grindadráp est d’abord une nourriture, qui fut même nécessaire à la survie. Il est vrai qu’avant les possibilité d’importation de nourriture entraînées par la mondialisation, la cuisine féroïenne se constituait très principalement de produits marins, au vu de la très faible portion de leur territoire pouvant accueillir des cultures. Ainsi, cette chasse a été vitale. Aujourd'hui, l’ensemble de la chasse est effectivement mangé, et la vente de grind est interdite, en théorie (on relève quelques rares exceptions à des prix très élevés dans un restaurant à Tórshavn).

 

Des techniques furent développées, notamment pour donner l’alerte de la présence d’un banc de cétacés. Par exemple, prenant en compte la forte insularité du pays, les féroïens transmettaient l’information par signaux de fumée, rameurs ou coureurs à travers les îles. Un savoir-faire d’exception : d’autres pays pratiquant aussi cette chasse ne subissent pas les mêmes contraintes géographiques que l’archipel de l’Atlantique-Nord.

 

Ainsi, le Grindadráp fait appel aux origines culturelles des féroïens. Il met en valeur leurs spécificités technologiques et techniques, des savoirs affûtés par la rudesse de leur environnement. Il fait appel à un passé difficile, et à une spectaculaire capacité d’adaptation à un milieu pourtant mal pourvu en ressources naturelles. C’est une preuve d’entraide historique entre habitants. Il semble évident que dans le petit archipel où l’émergence d’un sentiment national a été laborieuse, tout symbole de l’unité de la nation sera encouragé et vanté. Mais c’est tout le paradoxe : le Grindadráp repose d’abord sur l’esprit de communautés plus réduites.

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Une fillette au visage couvert de sang observe un cétacé éventré. Loin d'être effrayée, elle poursuivra sa découverte plus tard avec d'autres chasseurs plus âgés. Copyright 2023 Alix Anger Valognes

Au service de la communauté

« Aux Îles Féroé, la communauté est très importante. D’abord celle de la famille, cette maison que nous partageons parfois tous, et ensuite le village, Vestmanna. Je m’y sens bien, pour rien au monde je ne déménagerai » - une féroïenne à Vestmanna.

Les Féroé ne sont pas bâties sur les mêmes bases que la France. Là où nous prônons un universalisme absolu et parfois centralisé, les féroïens se sont construits sur la notion de village. D’abord des espaces privés utilisés par le pastoralisme, devenus ensuite des parcelles autonomes de plus en plus connectées, le village est l’unité primordiale de l’archipel. Il est intéressant de voir que le partage du grind (la viande de dauphin) se fait toujours en unités territoriales restreintes. Par exemple, lorsqu’un Grindadráp a lieu à Vestmanna, c’est d’abord les habitants du village qui pourront récupérer le fruit de la chasse. Puis, ce seront les villages alentours, d’un côté ou de l’autre du détroit (Vestmannasund). Enfin, les membres du village pourront offrir du grind à leurs familles, même si elles habitent à Tórshavn.

 

Pendant le Grindadráp, le même esprit s’observe. Chaque participant a son rôle à jouer, sans lequel la chasse ne serait pas possible. Ceux qui savent manœuvrer un bateau de pêche s’occupent de rabattre les proies vers la plage. Les hommes et les femmes avec suffisamment de force physique manient le harpon et le couteau. Les enfants aident les adultes à ramener le dauphin sur la rive à l’aide de cordes. Tout se fait dans une parfaite cohésion. Le savoir et la technique sont transmis de génération en génération. À l’heure où l’individualisme mondialisé devient suprématie, on peut y voir une bulle de collectivisme, où l’entraide est de mise.

 

Ce système reflète parfaitement le modèle des Îles Féroé dans leur ensemble. Le collectivisme, où chacun est responsable du bon fonctionnement de la communauté, permet de maintenir un ordre social. Les citoyens seront ainsi bien plus impliquées dans leurs diverses communautés : familiale, communale et nationale.

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Juste après la mise à mort, plusieurs chasseurs travaillent ensemble pour ramener le dauphin sur la berge. Copyright 2023 Alix Anger Valognes

Maltraitance animale ou impérialisme culturel ?

Pourtant, rien à faire, on ne retient de cette tradition que sa prétendue barbarie. L’argument du désastre écologique pourrait s’entendre si les espèces chassées étaient menacées. Mais la totalité des espèces chassées (99,4 % sont des dauphins pilotes ou des dauphins à flancs blancs) ne sont pas menacées. Ainsi, l’argument principalement utilisé est celui de la maltraitance animale.

 

Alors soyons clairs : le laps de temps entre le harponnage et la mort du dauphin ne dépasse que très rarement quelques secondes. Si une telle mise à mort suffit à indigner une bonne partie de l’Europe hors des militants végans, c’est bien parce qu’elle est spectaculaire, et parce que les dauphins sont des animaux moralement défendus. C’est ainsi : la majorité de ceux qui s’émeuvent de la mort rapide d’un dauphin restent de marbre lorsqu’un animal moins sacré agonise des heures durant dans un abattoir.

 

Cependant, les militants de Sea Shepherd, principale association activiste contre le Grindadráp, invoquent d’autres arguments pour tenter de sortir du terrain de l’émotif. Il existe bel et bien une convention européenne qui interdit la chasse aux cétacés (Annexe II de la convention de la conservation de la vie sauvage européenne). Mais les Féroé ne faisant pas partie de l’Union Européenne, la convention ne s’y applique pas, et la chasse est légale.

 

Les activistes accusent alors l’archipel de vouloir le beurre et l’argent du beurre, en profitant des subventions du Danemark, lui membre de l’UE, tout en faisant fi de la politique européenne. Le fait est que les Féroé, selon la majorité de ses habitants, ont besoin de ces subventions. L’économie féroïenne, bien que prospère, est fragile. Elle repose presque exclusivement sur un seul secteur : l’élevage de saumons. Tant que les eaux nationales conservent les bonnes conditions à l’élevage, l’économie de l’archipel se portera bien. Mais elle dépend entièrement des variations climatiques très incertaines de l’Atlantique Nord. Les subventions danoises font donc office de filet de sécurité pour le petit pays, et demeurent la raison pour laquelle la majorité des féroïens sont opposés à l’indépendance qui leur ferait perdre ces subventions. Alors de deux choses l’une, selon Sea Shepherd : ou bien les féroïens cessent une pratique capitale à leur identité nationale et au fonctionnement de leur société et conservent leur filet, ou bien on leur enlève, et on attend l’effondrement d’une économie dangereusement monopolaire. Un chantage aux couleurs de néo-colonialisme.

 

Reste enfin l’argument qui se veut dénué de toute morale : la toxicité de la viande de globicéphales. En effet, la teneur en mercure de la viande de grind est en moyenne de 2mg/Kg. Ainsi, si le grind était une nourriture quotidienne, il serait en effet toxique pour l’organisme. Il ne faudrait pas dépasser l’équivalent d’une demi-cuillère à café de la précieuse viande par jour. Mais voilà, le Grindadráp est un évènement rare. En moyenne, on considère que 8 à 15 chasses ont lieu par an dans l’ensemble de l’archipel. Ainsi, manger du grind reste exceptionnel : on pensera aux habitants de Vestmanna qui n’avaient pas mangé de viande de dauphin depuis 2018. Le risque d’intoxication existe bel et bien, mais au vu des effectifs actuels de chasses, et du côté exceptionnel de la consommation de grind, il ne constitue pas un argument suffisant pour interdire purement et simplement la tradition.

 

Mais le plus étonnant, c’est que le nombre d’attaques médiatiques et activistes de la part de Sea Shepherd est proportionnel aux démonstrations de cohésion de la part des féroïens. Avant la grande médiatisation de la pratique, le sentiment de vouloir protéger son patrimoine, son histoire et son identité n’étaient pas aussi forts. Ce qui était une cohésion communautaire est devenue une cohésion nationale contre l’impérialisme extérieur. Sea Shepherd a permis aux féroïens de développer, en plus des valeurs d’entraide au sein du village, une valeur de protection du patrimoine.

 

Ainsi, le Grindadráp aujourd'hui est doté d’une autre dimension. D’une pratique historiquement vitale, il est passé par une tradition culturelle servant de ciment social. Il devient maintenant un acte politique de protestation, fièrement célébré par les féroïens.

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